Erick DZOYEM

Peut-on s’indigner? Réponse à Stéphane Hessel

Crédit photo, Wikipédia
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« Papi Hessel », sans la mort, vous auriez eu 96 ans en cette année 2014. La mort vous a saisi de sa main invisible une nuit du 26 Février 2013 pour vous amener au pays de ceux qui ne sont plus de ce monde. Cette mort qui ne négocie pas avec les hommes ! Ce monstre parfait avec qui aucune alliance n’est possible ! Il suffit qu’elle tousse pour que nous suffoquions, qu’elle soit pour que nous ne puissions plus être. Dire de certains êtres qu’ils résistent à la mort est abusif. Car on ne peut résister à la mort, parce que quand la mort est, nous ne sommes pas. Toutefois, il n’est pas exclu que certains esprits pour des raisons que nous ne pouvons expliquer jouissent des grâces de la mort au point de se faire passer pour des immortels. Ces derniers cheminent donc paisiblement (et très souvent péniblement) leur existence pour ne croiser les chemins irréversibles de la mort qu’à un moment tardif de leur vie. Vous aviez fait partie de cette catégorie d’hommes « Papi Hessel ». Ces hommes sur qui les pénibles et douloureux moments de l’histoire n’ont souvent aucun pouvoir, ces hommes qui survivent miraculeusement aux événements tragiques de l’existence, ces hommes qui trop souvent donnent l’impression de rajeunir en prenant de l’âge. La mort a eu raison de vous quand vous gravitiez jovialement la pente de vos 95 ans. On ne peut donc pas dire que vous êtes parti très tôt. 95 ans, ce n’est peut-être pas assez pour mourir, mais c’est suffisant pour dire qu’on a vécu.

C’est donc du fond de votre caveau où vous reposez désormais que vous recevrez cette réponse. Il eut été plus commode de vous la faire parvenir de votre vivant. Mais votre vitalité physique et votre impressionnante lucidité intellectuelle m’empêchèrent de suspecter un tant soit peu votre fin imminente. Il eut été impossible pour moi de pronostiquer sur votre départ malgré votre âge, d’anticiper l’amorce de ce voyage éternel intervenu de manière on ne peut plus soudaine. Je rédige donc ces lignes avec la certitude que vous ne les lirez pas, pour la simple raison que vous n’êtes plus. Mais l’artiste meurt-il ? Bien sûr que non. Vous demeurez à jamais parmi nous à travers votre œuvre. Vous continuez à dialoguer avec les indignés de la planète à travers vos écrits qui ne cessent de perturber, d’embarrasser, de troubler notre tranquillité quotidienne chaque fois que nous y jetons un coup d’œil. Votre silhouette est omniprésente dans ce monde encore secoué par les inégalités, toujours laminé par la toute puissance de l’argent.

Il y a quatre ans vous faisiez sensation en publiant un manifeste d’une trentaine de pages intitulé INDIGNEZ-VOUS. Vous invitiez alors la jeunesse de toutes les nations à s’indigner contre les tares du système-monde. Vous l’exhortiez à sortir de son quiétisme pour conquérir sa liberté, à se « mettre en route » comme Karl Jaspers pour changer ce monde où « il y a des choses insupportables. » (p.6) C’est à cet opuscule que je me propose de mener une réflexion en guise de réponse. Ce livre est sans doute allé au-delà de vos espérances. Sans doute ne pensiez-vous qu’à la jeunesse française quand vous l’écriviez. Mais votre appel à l’indignation à traversé les frontières. Il a escaladé les océans au point d’atteindre les profondeurs de l’Afrique. Les jeunes de ce continent se sont eux aussi réveillés de leur sommeil de parésie pour entonner de leurs voix rongées par la servitude le refrain de l’indignation. Chacune de vos phrases tonnait dans leurs oreilles comme un message spécialement et exclusivement conçu pour eux. Ils avaient l’impression que vous vous adressiez plus à eux qu’à toute autre jeunesse du monde. Car plus qu’en France et plus que partout ailleurs, il y a de quoi s’indigner en Afrique. Quand vous dites que pour voir « les choses insupportables » de ce monde, « il faut bien regarder, chercher » (p.6), les jeunes d’Afrique vous répondent qu’ils n’ont pas besoin de se plier en quatre pour découvrir les monstruosités de leur environnement. Car en Afrique, les motifs d’indignation sautent à l’œil.

L’Afrique : les motifs d’indignation

C’est depuis cette partie du monde que je vous écris. C’est un continent de détresse, la terre de toutes les possibilités puantes. Je sais que vous connaissiez parfaitement l’Afrique. J’ose dire que vous étiez Africain dans l’âme, ce qui ne veut pas forcément dire que vous étiez un amoureux de l’Afrique. Vous étiez donc Africain parce que vous aviez grandi en France. Né de parents allemands, vous aviez foulé le sol du pays de De Gaulle à l’âge de 8 ans, y aviez fait votre vie et y aviez vécu jusqu’à la mort. Vous étiez alors Français. Or, il n’est pas possible d’être Français sans posséder en soi une part d’africanité. Pour la simple raison que l’Afrique (du moins pour ce qui est de sa partie francophone) et la France ont été unis au forceps par l’histoire. Une union qui a commencé par un viol si violent et dégradant que la victime s’est vue obligée d’épouser (pour l’éternité ?) son bourreau, par peur de ne plus jamais avoir de conjoint. La permanence de l’acte conjugal a abouti au transfert du matériel génétique, et donc d’identité entre ces deux partenaires unis par le hasard de l’histoire. Aujourd’hui, la France possède l’Afrique tout comme l’Afrique possède la France. On a cru que le divorce était consommé lorsqu’à coups d’innombrables dégâts humains les Africains obtinrent à tour de rôle leurs indépendances. Mais la suite de l’histoire prouva le contraire. On sait aujourd’hui que la décolonisation de l’Afrique a été pour la colonisation ce que la politique est pour la guerre ; c’est-à-dire « sa continuation par d’autres moyens » (Clausewitz). Comment pouvait-il en être autrement lors qu’il paraît évident que la France « décolonisa sans s’auto-décoloniser » (Mbembé) ?

crédit photo, Véronique Bianchi, source, Wikipédia
crédit photo, Véronique Bianchi, source, Wikipédia

Votre appel à l’indignation s’adressait donc (aussi), consciemment ou non, à l’Afrique parce que vous étiez (aussi) Africain. Mais également parce qu’il est impossible de parler du monde sans parler de l’Afrique. Le continent noir, bien qu’occupant une position peu enviable sur la scène internationale est l’objet de toutes les convoitises et de toutes les attentions. Il suscite l’amour et la haine. Mais plus la haine que l’amour. Il est pris au piège du système-monde et semble ne pas disposer d’arguments solides pour imprimer sa marque dans l’évolution des affaires de la planète. Il s’agit d’un continent fragilisé, déchiré de l’intérieur par des guerres fratricides et malmené de l’extérieur par les puissances étrangères à la recherche des matières premières et des ressources du sous-sol. La famine fait des ravages, le chômage travaille une bonne partie de la population, plus de 50%.

Les règles de la bonne gouvernance sont bafouées par des dirigeants sans scrupule dont la mission est de se servir en servant les maîtres occidentaux. Ils bradent nos ressources naturelles, ils pillent les caisses de l’Etat. L’écart entre les riches et les pauvres est plus accentué dans cette partie du monde. S’il est vrai que « les très pauvres dans le monde d’aujourd’hui gagnent à peine deux dollars par jour » (p.6), on ne s’empêchera pas de remarquer que cette réalité est encore plus écœurante en Afrique. Car nombreux sont les Africains qui vivent dans l’extrême pauvreté et qui gagnent péniblement un dollar par jour.

Vous disiez ceci aux jeunes français il y a quatre ans : « regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation- le traitement fait aux immigrés, aux sans-papiers, aux Roms. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez ! » (p.8) Cette phrase aussi, nous la prenons à notre compte. Car les sans-abri, il en existe à profusion en terre africaine. Ce sont des hommes, femmes et enfants de la rue. Certains n’ont ni père, ni mère. Ils dorment à la belle étoile dans des conditions extrêmes. Ils déambulent au quotidien pour chercher de quoi se nourrir. Ils mendient, volent, violent, fument et boivent.
De quel espoir peut-on se prévaloir au moment où le monde devient lui-même un théâtre ?

La théâtralisation du monde

Vous avez raison de dire que « les dix premières années du XXIème siècle ont été une période de recul. » (p.12) J’ajouterais qu’elles ont été une période d’échecs. Echec dans la gouvernance mondiale, échec dans la consolidation de la démocratie, échec dans la protection des droits de l’homme, échec dans la sauvegarde de l’égalité entre hommes et femmes, échec dans le respect de la dignité des peuples, échec dans le respect mutuel entre Etats, échec dans la lutte contre les menaces qui pèsent sur l’environnement, échec dans le respect du droit international, échec dans la lutte contre la pauvreté et la faim, échec dans la préservation de la paix, échec dans la lutte contre le terrorisme, échec dans la lutte contre le chômage. L’Afrique en a le plus pâti bien évidemment. Vous ajoutez qu’ « il faut espérer, il faut toujours espérer » (p.12), mais en Afrique, on désespère parce que semble-t-il, aucune issue n’est plus possible. Quand le monde grelote, l’Afrique convulse. Le chapelet des échecs a continué hélas de s’égrener au-delà de la première décennie du 21ème siècle.

Les événements tragiques de 2011 en Côte-d’Ivoire et en Libye me plongent encore dans une profonde asthénie. On a vu le droit international se faire assassiner, décapiter par des pays qui disent être des modèles en matière de démocratie et des droits de l’homme. La Côte-d’Ivoire et la Libye tirent aujourd’hui le diable par la queue. Ce sont deux pays à genoux, aussi bien économiquement, politiquement que socialement. Quand la France faisait voter, avec la complicité de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, la résolution 1973 autorisant le bombardement de la Libye, c’était au nom de la protection des civils. Mais c’est avec amertume que l’on constate que le passage de l’OTAN a plutôt empiré les choses. La Libye post Kadhafi marche sur la tête, elle est déchirée par des querelles politiques internes et son économie s’enlise chaque jour davantage. Elle a à sa tête des individus inexpérimentés, incompétents qui sont obligés chaque matin de passer un coup de fil à Paris avant de prendre une quelconque décision. Où est donc la liberté que la « communauté internationale » a apportée à ce peuple ?

Le monde est théâtralisé parce qu’au-delà des beaux discours prononcés sur les tribunes internationales, il n’y a que exploitation et domination des plus faibles par les plus forts.
C’est pour toutes cette raison « Papi Hessel », que l’Afrique s’enfonce, que le monde recule. C’est aussi pour cela que vous pouviez clamer rageusement il y a quatre ans : « prenez le relais, indignez-vous ! » (p.3). Mais est-il possible de s’indigner dans un monde où il n’existe pas de possibilités d’indignation ?

L’Impossible Indignation

Le monde est-il encore cet endroit où il fait bon vivre ? Je réponds de prime abord par la négative. S’il existait une planète de rechange, la terre se viderait. Le berceau de l’homme est menacé. Cette terre docile, hospitalière et nourricière sur laquelle l’homo sapiens fit ses premiers pas est devenue un terrain hostile, un champ de guerre où les civils tombent plus que les militaires. L’air qui se dégage est émétique, la biosphère suffoque. A vrai dire ça sent mauvais dans ce monde. Il y a de quoi perdre la tranquillité, il y a de quoi se révolter, il y a de quoi s’indigner. Mais s’indigner pour quel résultat ? Le système-monde est si violent et torride que toute tentative d’indignation aussi organisée et robuste soit-elle ne peut se solder que par un échec. Il y a plus de cinq décennies que le peuple palestinien s’indigne sans succès. Les morts se comptent par milliers chaque année sous le regard volontairement distrait des dirigeants du monde. Personne n’ose mettre fin à ce conflit devenu une honte de l’histoire. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes reconnu par la charte des Nations-Unies peut-il se transformer en droit de certains peuples à disposer d’eux-mêmes ? Quand les juifs israéliens vont-ils cesser de perpétrer des crimes ignobles en Palestine et tirer enfin les leçons de leur propre histoire, quoique « l’histoire donne peu d’exemples de peuples qui tirent les leçons de leur propre histoire » (p.9) ? Sur ce coup, on peut regretter avec vous que « ni Obama, ni l’Union européenne ne se soient encore manifestés avec ce qui devrait être leur apport pour une phase constructive, s’appuyant sur les valeurs fondamentales. » (p.12) Trop de peuples dans le monde s’indignent depuis des décennies contre les conditions surhumaines qui leur sont imposées. En Amérique latine, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient et même en Afrique, les gens s’indignent. Mais leurs actions sont toujours couronnées d’échecs. S’il est vrai que les mouvements des indignés ont enregistré quelques victoires ces dernières années dans le monde occidental où les libertés populaires sont assez consolidées, la réalité est toute autre dans le reste du monde et plus particulièrement en Afrique où il est difficile voire quasiment interdit de s’indigner.

L’insurrection, même pacifique n’a pas droit de cité en Afrique. Les dirigeants installés dans le « confort de l’unanimisme » (Kamto ; 1993) ont mis en place des instruments de répression les plus surhumains pour étouffer et réduire à néant toute opération de protestation, d’indignation. Les manifestations pacifiques sont interdites. Ceux qui essaient courent le risque d’être cueillis à froid par les balles réelles des policiers solidement armés à la solde du pouvoir central. Les écrivains qui osent dénoncer les dérapages du système finissent souvent dans des geôles peu confortables, véritables cimetières où viennent s’enterrer tous les droits humains. La jeunesse africaine fragilisée n’a pas les armes de l’indignation. Elle a choisi le chemin de la résignation, elle a opté pour l’indifférence. Ils reconnaissent que « l’indifférence est la pire des attitudes » (p.6), mais ils sont persuadés que l’unique manière de survivre au système est l’indifférence. Ils essaient de profiter de l’opportunité du moment pendant qu’ils sont privés de liberté, car ils savent qu’à tout moment, ils peuvent être privés de vie.

La jeunesse africaine végète. Elle a appris à « avaler le venin de la servitude sans le trouver amer » (De la Boétie ; p.8). Aujourd’hui, elle en appelle aux dirigeants de ce monde à abréger ses souffrances. Elle semble clamer de vive voix : « Achevez-nous ! ».